Crédit photo : Rémi Angeli / Workshop de Lyon (Collectif Arfi)

Pascal Anquetil

De tout temps, l’artiste a ressenti le besoin d’échapper à son isolement et la tentation de jeter sa solitude en s’associant à d’autres artistes. Pour chercher et trouver de nouveaux horizons, expérimenter à plusieurs des formes neuves de création. Dans le monde du théâtre ou de la danse, on appelle ces communautés multiformes « compagnies ». Dans celui de la peinture et de la musique, on préfère parler de « collectifs ».

Qu’est-ce qui pousse aujourd’hui un musicien de jazz, artiste par définition foncièrement individualiste, à se réunir au sein d’une famille librement choisie, autour d’un projet artistique mutuellement consenti ? D’abord le désir d’unir sa force à d’autres forces. L’idée de base du collectif est en fait toute simple : conjuguer le singulier au pluriel, fédérer les énergies, stimuler la créativité, imaginer des pratiques communautaires inédites, promouvoir des formes d’organisation autogérées, inventer un langage original commun sur la base de matériaux accumulés ensemble. Bref, réaliser dans l’instant comme dans la durée l’utopie d’une authentique démocratie musicale. Vaste programme ! Belle ambition ! Toute une histoire !

Une histoire ancienne

Dans le monde du jazz, l’idée de collectif n’est pas vraiment neuve. Chaque époque décisive de son histoire s’est toujours accompagnée de rassemblements de musiciens très divers autour de projets artistiques forts et précurseurs. Ainsi, au milieu des années 50, le Jazz Workshop de Charles Mingus s’est-il imposé comme un collectif explosif réuni au tour d’un chef démiurge qui savait faire parler le jazz comme on fait parler la poudre. Formation à géométrie variable, cet atelier de création fonctionna des années durant comme un laboratoire ambulant dont les « chercheurs », sans blouse blanche, réactivaient le blues noir dans toute son incandescence. Dans les années 60, le mouvement libertaire accoucha de deux collectifs importants : la Jazz Composer’s Orchestra Association, coopérative alternative et polyvalente animée par Mike Mantler et Carla Bley. Et surtout l’AACM (Association for the Advancement of Creative Musicians), fédération créée à Chicago en 1965 à l’initiative de Muhal Richard Abrams pour favoriser l’émergence d’une musique neuve et promouvoir fièrement la reconnaissance de la Great Black Music. L’Art Ensemble of Chicago reste à ce jour la plus célèbre émanation de ce collectif historique, aventure tout à la fois politique et artistique.

Avec toujours un peu de retard, la France n’a heureusement pas échappé à cette épidémie de collectivisme jazzistique. Parmi les collectifs pionniers qui ont émergé dans le paysage du jazz en France à la fin des années 70 il faut bien sûr citer le plus exemplaire d’entre eux : l’Arfi. Ce rassemblement d’improvisateurs, qui ont librement choisi la règle de la cooptation, a vu le jour à Lyon le 18 février 1977. C’est dire que l’Arfi tient le haut du pavé depuis plus de 40 ans. “Une étonnante longévité dans les idées, la drôlerie, l’amour de la musique et l’amitié fidèle.” (Francis Marmande). Cette confrérie représente toujours aujourd’hui l’une des réussites collectives les plus emblématiques de la scène du jazz européen. Autour du Workshop de Lyon, du Marvelous Band (formations à l’origine de l’ARFI) et de la Marmite Infernale, son grand orchestre, les répertoires du collectif évoluent dans le temps en parcourant une sphère musicale très vaste. L’Arfi fonctionne, artistiquement grâce à un ensemble d’initiatives créatrices. Chacune d’elles participe à la construction de l’imaginaire collectif imprévisible mais vivace, ce fameux “Folklore Imaginaire”, ludique et festif, déraisonnable et spontané. “Nous voulions, au début, tout simplement unir nos forces alors dispersées, se souvient le trompettiste Jean Méreu. Je me demande d’ailleurs quelles pouvaient et peuvent toujours être les chances d’un musicien régional isolé en dehors de celles qui consistent à s’expatrier et monter à Paris ou celles de s’investir dans un collectif comme l’Arfi ».  Et le saxophoniste Maurice Merle, disparu en 2003, de se demander : « Le terme de collectif peut paraître quelque peu démodé. Mais la mode, on s’en fout. A côte de la joie de partager ensemble une musique sur scène. Comment faire l’impasse sur le plaisir fort de vivre dans une micro-société non hiérarchisée ? »

Le collectif a ses avantages, mais aussi ses contraintes. Dans tout groupe, il y a forcément des tensions, contradictions et oppositions. On pourrait alors craindre qu’on soit obligé, au nom de l’intérêt général, de sacrifier la musique au collectif et inversement. « La préservation du territoire individuel de la création est pour nous essentielle”, affirmait Maurice Merle. La force de l’Arfi, c’est d’exister prioritairement à travers ses orchestres, tous autonomes les uns par rapport aux autres. C’est cette volonté farouche de ne jamais perdre, sous l’emprise des intérêts particuliers, son identité collective qui explique l’exceptionnelle longévité musicale du gang des Lyonnais. Au fil des années (c’est la règle normale de toute communauté démocratique), certains partent, comme Louis Sclavis ou Yves Robert, pour poursuivre ailleurs leur propre aventure ; d’autres arrivent, bien décidés à jouer, à leur tour, à fond, le jeu du collectif. Mais, miracle, le collectif perdure toujours à travers tous ses changements et reste une association d’une étonnante stabilité qui, par-delà les individualités et les tempéraments qui la composent, s’affirme toujours comme un espace unique de rencontres et d’échanges. En toute liberté. En toute convivialité.

Un peu à l’image de l’effervescence associative que connut en France le monde du jazz à l’aube des années 80, on assista aux débuts du nouveau millénaire, en régions comme à Paris, à l’explosion du phénomène des collectifs. Était-ce un signe de la dureté des temps, la volonté de dépasser les réflexes individualistes ?

Qu’est-ce qui pouvait alors décider des musiciens d’une ville, d’un département, d’une région à s’unir en collectif ? Avant tout, au-delà d’un travail de valorisation d’une richesse artistique locale, le désir de jouer un rôle actif vis-à-vis de leur environnement direct, mais aussi l’envie d’améliorer leur contexte quotidien. Malheureusement, c’est souvent la détérioration de cette situation (fermeture d’un club, absence de lieux de diffusion, etc.) qui les poussait à agir en commun. Une fois regroupés, il faut pouvoir exister et durer comme association, souvent dans des conditions extrêmement précaires, se faire entendre et agir avec l’aide, parfois mais pas toujours, des collectivités locales, de la DRAC ou des sociétés civiles.

Parmi la petite vingtaine de collectifs recensés dans la première édition (1999) de “Jazz de France”, feu le guide-annuaire du jazz édité par le CIJ /Irma, il faut citer, même si la plupart d’entre eux n’existe plus aujourd’hui, parmi les plus dynamiques : en priorité, bien sûr, la Compagnie Lubat, fondée à Paris en 1976 au Théâtre Mouffetard et implantée depuis 1980 à Uzeste. Cette joyeuse confrérie est depuis lors engagée dans un processus très original de décentralisation culturelle. Organisés aujourd’hui en Société Coopérative de Production Artistique (SCOPA), Bernard Lubat et sa bande y développent le concept opératoire de « cultivatures-civilisatures« . A preuve, le festival Uzeste Musical qui invente chaque été des événements uniques de création collective, des fêtes aussi éphémères que nécessaires. N’oublions pas de rappeler aussi l’existence d’autres collectifs : en Lorraine, Emil 13 qui regroupait une trentaine de musiciens nancéiens. ; en Bourgogne, le Collectif Mu, drôle de tribu de musiciens mâconnais qui créèrent avec passion le club le Crescent ; dans le Calvados, le Collectif Jazz en Basse-Normandie animé par Jean-Benoît Culot et aujourd’hui rebaptisé Collectif PAN ; en Rhône-Alpes, Big Tympan qui regroupe une cinquantaine de musiciens lyonnais bien décidés à faire bouger la cause du jazz dans leur département., etc. Quant à la région parisienne, elle n’échappe pas, bien entendu, à cette poussée de fièvre collectiviste. Les trois principales unions de musiciens franciliens, aujourd’hui disparues, étaient : d’abord Zhivaro, amicale inédite de « producteurs de fêtes ». Avec à sa tête, rien que des chefs qui s’étaient librement cooptés, six manitous du jazz français. A savoir : les contrebassistes Henri Texier et Didier Levallet, le clarinettiste Sylvain Kassap, les guitaristes Gérard Marais et Claude Barthélémy et enfin le batteur-chanteur Jacques Mahieux. Ensuite Polysons, coalition de musiciens très talentueux (François Merville, Serge Adam, Jean-Marie Guédon, etc.) qui travaillaient activement à sensibiliser un nouveau public au jazz. Enfin, n’oublions pas Hask, « nébuleuse » au sein de laquelle brillaient quelques-uns parmi les plus éclatants francs-tireurs de l’improvisation (Hubert Dupont, Benoît Delbecq, Gilles Coronado, etc.).

Suite de ce dossier en novembre

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